Histoire de rat. Penchez vous un instant sur cette carte et traversez l’Atlantique. Là, en jaune, vous les reconnaissez, ce sont les Etats-Unis. Et au-dessus, comme greffé sur leur dos, ce grand espace vert, cette gigantesque Suisse, c’est le Canada. « Hé quoi ! », s’écriait Lautréamont, « N’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée du corps d’un autre rat ? ». Même Toronto, la ville la plus fiévreuse du pays, semble prise dans les glaces de deux ou trois clichés tenaces. C’est pourquoi ce poste d’observation propose une vue imprenable sur le paradoxe du cinéma de Cronenberg.
Un critique américain m’a appelé un jour. A San Diego, je crois. « Pour un Américain, vos films sont une sorte de rêve étrange. Vos rues sont américaines sans l’être. Les gens sont américains sans l’être. Leur parler est américain sans l’être. » Je me suis dit, « C’est vrai… » Le Canada est un drôle de rêve américain. Les Américains préfèreraient oublier ce rêve troublant. Je crois que mes films sont extrêmement canadiens. Ils ne peuvent que l’être.
Pour approcher la poésie chirurgicale de Cronenberg, dont les écrans de télévision, on va le voir, nous renvoie les images dégradées, quel meilleur guide, une fois encore, que celui qui s’adressait en ces termes à son lecteur : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière, et non en avant. » « Ecoute bien ce que je te dis », reprend l’auteur de Maldoror, « dirige tes talons en arrière, et non en avant. »


Serge Grünberg : C’est, de toute évidence, très cronenberguien. Nous avons tous les éléments. L’ambition littéraire, la machine à écrire, l’élément sexuel, naturellement, qui contamine jusqu’aux objets. Cette créature fantastique et monstrueuse qui se mêle au couple…
David Cronenberg : Réaliser « Le Festin Nu », ça relevait presque de la blague. C’était tellement parfait quand j’en ai parlé au producteur Jeremy Thomas. C’était une idée presque plus comique que sérieuse. Et puis, c’est devenu réalité. Ca a pris forme malgré moi. Mais j’ai reculé longtemps avant d’écrire le scénario. Ce qui me faisait peur, c’était la difficulté, l’impossibilité de le faire, ce que je voulais ignorer. C’est courant dans l’écriture de scénario. C’est le cas en ce moment parce que je viens de finir « eXistenZ » et que j’écris un nouveau scénario. Dans ma tête, c’est merveilleux. Mais quand il faut se mettre à réaliser tout ça, pas sur papier, sur ordinateur, mais c’est pareil, la crainte vous hante. Vous le savez, vous êtes écrivain. Surtout la crainte de créer du vide. Ce que vous aurez créé sera sans intérêt. Ce peut être très terre à terre, sans inspiration. On retient donc le potentiel, la possibilité de le faire pendant longtemps, avant de se coltiner avec la réalité du projet. « Le Festin Nu », c’était ça. Je vois ça ainsi. D’ailleurs, ce dont parle « Le Festin Nu », c’est de la réalité que l’on crée. C’est presque un animal, une chose à laquelle on donne existence.

Serge Grünberg : Etes-vous aussi parfois surpris par le résultat sur l’écran, à partir de ce qui a pris tant de temps à écrire ?
David Cronenberg : Chaque fois. Je suis surpris chaque fois. Je pense que certains croient qu’on a un film idéal dans la tête et qu’on essaie de le faire correspondre au mieux. Après, on se passe l’un dans la tête, l’autre sur l’écran, pour voir si ça colle. Chez moi, ça ne marche pas. J’ai n’ai pas de film idéal. Même si j’en ai créé chaque mot. Peu importe si c’est une adaptation. C’est un processus organique, sculptural, faire un film. On place chaque morceau d’argile, on le lisse, on le palpe, petit à petit. D’où mon rejet du storyboard. Pour moi, le scénario doit venir de l’intérieur. C’est vrai que, de temps à autre, il y a une image comme point de départ d’un ou deux films. Mais ça commence plutôt avec un concept ou un personnage qui est une conceptualisation. Pas l’idée physique, mais le concept d’un personnage. Ce peut même être son nom. Impossible à storyboarder. Comment en faire le storyboard ? Pour moi, le storyboard est donc une chose inutile qui n’est même pas souhaitable. C’est vraiment impossible. Ca ne marche que pour une scène avec des effets spéciaux, pour que chacun soit bien d’accord : on ne verra la mouche qu’en plan américain, pas en pied. Ca rassure les gens des effets spéciaux si vous leur donnez un storyboard. Mais c’est pour une scène courte. C’est très secondaire. Les images viennent donc plus tard, chez moi. Si ça marche, ça doit venir de l’intérieur. Je suis très inspiré par l’espace, par les lieux, par les visages des acteurs, par les costumes qu’on leur fait. Par la lumière que crée mon opérateur. Par tout ça. C’est un processus très plastique, la création des images, au lieu d’être conceptuel.


the brood

Serge Grünberg : C’est peut-être là le problème principal, pas seulement de votre cinéma, mais du cinéma en tant que forme artistique : ne pas utiliser les images qu’on voit partout.
David Cronenberg : C’est en ça que je désespère du cinéma, ce sentiment qu’il y a trop d’images, que les images nous submergent, qu’elles ont perdu toute signification, tout leur impact potentiel. Tenter de leur donner un sens artificiel, ce que font beaucoup de gens, aggrave la situation. Je sens ça derrière la caméra. Je connais l’histoire de chaque plan. On se dit : « Comment rendre ce plan unique ? », ou bien : « Doit-il être unique ? ». Ca devient une lutte au delà de… Il faut se débarrasser de ça et avoir foi. C’est presque religieux. Il faut être convaincu que les plans feront sens grâce au contexte et qu’on peut éviter le compliqué. On voit beaucoup de réalisateurs habiles qui viennent du vidéo clip et de la pub. Ils sont très futés. Ils font de belles choses compliquées. Ca marche rarement en situation. On se dit : « Quel plan ! Comment font-ils ça ? ». Mais est-ce que ça fonctionne ? Moi, je vais dans l’autre sens. Je viens de lire Le Dernier Moderniste, sur Samuel Beckett. Et j’ai l’impression d’être un moderniste qui s’ignore, car j’essaie de simplifier, de distiller. Je veux faire des films très calmes, très purs et saisir l’essence de chaque plan, au lieu de provoquer l’excitation ou la poussée chimique de l’adrénaline. Et je veux que mes films évitent l’ennui, qu’ils soient attirants et stimulants. Mais comment y parvenir et satisfaire tout ça à la fois ? Connaître l’histoire d’un plan. On se sert d’un objectif 25mm. On pense à tous les plan au 25mm qu’on a vus. Caméra basse, travelling avant, contre-jour, fumée, etc. Tous les plans que vous avez vus ! Ca peut très bien vous paralyser. J’essaie aussi d’y penser du point de vue de l’écriture. Pas quand on écrit un scénario. Dans un scénario, le style, sauf pour les dialogues, ça n’a aucun sens, sauf pour attirer quelqu’un qui produira le film, ou un acteur. La qualité d’écriture n’a guère d’importance. Mais pour un roman, je sais qu’on peut être obsédé par les mots « le » ou « et », déjà utilisées des millions de fois. Si on veut que chaque mot compte, il y a de quoi se rendre fou, ce qui m’arrive parfois.
On connaît l’exercice consistant à s’imposer le 50mm comme, en quelque sorte, un rituel monacal de purification. « Tu n’emploieras qu’une focale », ou bien : « Tu te limiteras à une seule pellicule ». Ca ne correspond pas tout à fait à ce que je pense. Mais je vois comment on peut plonger dans de telles bizarreries. C’est une menace constante.

Serge Grünberg : Je pensais, bien sûr, à William Burroughs. Il a commencé par des exercices littéraires qui étaient très élaborés et compliqués, avant d’évoluer vers une plus grande simplicité. Est-ce qu’il ne serait pas intéressant d’utiliser les techniques de montage qu’utilisait Burroughs ? Même en gardant une structure narrative attrayante…
David Cronenberg : Sa technique était celle du « cut-up ». J’adore cette idée, qui n’avait rien de cinématographique. Conceptuellement, c’était assez étrange : nos esprits seraient contrôlés par des insectes géants, ce qu’il a cru un moment quand il utilisait une drogue particulière. Le seul moyen d’échapper à la mainmise de ces insectes d’une autre planète, c’est par l’aléatoire. C’est à dire… on écrit au petit bonheur et on mélange. C’est incontrôlable puisque vous-même ne le contrôlez pas. Si votre esprit est surveillé, l’aléatoire est une liberté. Bien entendu, on abandonne toute idée de structure et de sens conceptualisé, car tout est aléatoire. Vous pouvez berner les insectes, mais peut-on communiquer avec les êtres humains ? Je l’ignore. Dans ma façon de travailler, il y a cet aspect aléatoire. J’ai l’impression de faire des documentaires. J’organise les acteurs, les décors. Il y a le dialogue. Et je me dis : « Comment filmer ça ? » Je n’ai pas de storyboard. J’espère qu’un filtrage à travers mon système nerveux, mon chef opérateur, les gens qui collaborent avec moi, va permettre de faire naître une cohérence visuelle et spatiale. Parce que la manière de découper l’espace a été mon premier problème de cinéaste. Appréhender l’espace. Faire danser la caméra avec les gens, découper cet espace en cubes. Le cubisme prenait soudain un tout autre aspect pour moi. Voilà ce qui me faisait mouiller ma chemise : comment maîtriser les choses en leur donnant un sens. De même au montage. Il se produit des accidents aléatoires, des juxtapositions. J’ai même un cas où… Pendant un tournage, quelqu’un se servait dans les images pour un film-annnonce. J’ai vu, dans ce film-annonce, des juxtapositions qui m’ont beaucoup frappé. Ce quelqu’un ne connaissait pas le matériau et y puisait comme dans un coffre à jouets, s’en servait selon toutes les possibilités, en ignorant mes concepts et peut-être même le scénario. Et il associait des images que je n’aurais jamais associées. Et ça, c’est éclairant. Même si je ne les associe pas comme ça, c’est révélateur. Il y a donc l’aléatoire, cette idée de « cut-up » comme technique de montage, même si elle n’est pas totalement aléatoire. Je pourrais me mettre à remonter tous mes films et en faire de nouvelles versions. Certainement, avec le recul. Si je devais remonter l’un ou l’autre de ces deux films, avec les rushes, en oubliant ce que j’ai fais… Je me dis : « C’est intéressant. Je ne me souvenais pas de ça. »Ce dont je ne me souviens pas, c’est le moment de chaque plan. Ca deviendrait très différent. L’aléatoire est donc présent.


videodrome

Serge Grünberg : Je crois que c’est un très bon exemple de l’importance de la naissance dans vos films. Dans cette scène de « La Mouche », c’est très évident. Seth Brundle vient à la vie dans une machine en forme d’œuf. Dans « Faux Semblants », les jumeaux sont obstétriciens. Pourquoi est-ce aussi important ?
David Cronenberg : C’est drôle, parce que j’ai envie de résister, de dire : « Non, ce n’est pas la naissance. C’est la transformation. » Peut-être même la transcendance. La naissance, oui, c’est important, pour des raisons nombreuses et évidentes. Mais il s’agit plutôt de renaissance et de transformation. D’un changement si substantiel qu’il équivaut à une renaissance. C’est ce qui m’intéresse, bien plus que la naissance. La naissance, c’est évidemment un commencement. Mais une renaissance, c’est plus complexe. On ne part pas de rien. On ne repart pas de zéro. Quand je pensais à mes enfants… Je pensais au deuxième et au troisième. « Mon Dieu ! Il faut tout leur apprendre. » On doit tout apprendre de nouveau. C’est très intimidant d’y penser. Mais si c’est une renaissance, une transformation… Une renaissance, c’est différent. Il subsiste beaucoup de ce qui existait. Et je trouve ça fascinant parce que nous nous régénérons sans cesse. Nous nous réinventons. C’est un acte créatif. Je crois que c’est plutôt ça qu’i m’intéresse. Evidemment, dans « La Mouche », je mets au monde à l’écran, mais masqué, le bébé mouche, dans la scène du rêve. Mais c’est moins une naissance qu’une invention. Donc, ce qui… m’intéresse, c’est moins la biologie de la naissance que l’aspect créatif de la renaissance humaine. C’est l’idée que nous nous réinventons, ou que nous réinventons le monde. Je pense que quand vous me dites ça… C’est là que je résiste. J’allais nier que la naissance m’intéresse. Avec tant de preuves, votre argument est bien étayé. Mais ça va bien au-delà de ça.

Serge Grünberg : Le deuxième point, c’est que Goya a dit : « Les cauchemars de la pensée engendrent des monstres. » Dans beaucoup de vos films, que ce soit naissance ou renaissance, le résultat est presque toujours ce qu’on peut appeler un monstre.
David Cronenberg : Peut-être. Mais je crois que la monstruosité, c’est relatif. Nous adorons… Les temps ont changé au point que Goya n’en reviendrait pas. Ce qui est monstrueux à une époque est la normalité de l’époque suivante. C’est même une évolution physique. Physiquement, les humains sont des monstres comparés aux hominiens originaux. Je pense donc que… Nous aimerions avoir des certitudes et des absolus, mais on ne peut que les inventer. L’absolu n’existe pas. Je suis fasciné par la créativité de l’existence humaine. Elle est toujours créative de manières dont nous n’avons pas normalement conscience. Selon la réalité. Ce que nous considérons être la normalité. Toutes ces choses changent sans arrêt. C’est monstrueux et fascinant à la fois. Mais ce n’est pas toujours négatif. Par exemple, quand Brundle se met à devenir hideux, il parle en mon nom. Il dit : ce n’est peut-être pas si mal. L’être que je deviens n’est peut-être pas plus divin. L’autre n’est peut-être qu’une chose esthétique superficielle. A mesure que des parties de mon corps deviennent inutiles, mises dans ce musée, pour me rappeler où j’en étais… Mais l’être que je suis devenu, en apparence hideux, horrible, en état de détérioration, est une récréation. Là, nous avons une renaissance. Une transformation en quelque chose qui… Si je change de valeurs esthétiques et que je change de valeurs morales, je réalise que je deviens un être « supérieur », ou au moins aussi bien. Voilà le jeu auquel on assiste dans le film. Par la force de sa volonté, il ne s’accepte pas tel qu’il est, car l’apparence est trop horrible pour qu’on l’accepte.


crash

Serge Gründberg : En vous montrant cette scène où Brundlefly scrute son image dans un miroir, ce qui signifie que la duplication ou la reproduction de l’identique sous forme d’image…
David Cronenberg : Je dois revenir à ce que je disais… Quand je pense à la manière dont la littérature a influencé mon cinéma… Ce n’est pas flagrant, mais subtil. Il y a une obsession que j’ai, celle de la métaphore. Comment faire… C’est impossible littéralement. Eisenstein avait expérimenté des équivalents littéraux de métaphores. Une foule rugit. Plan suivant : lion rugissant. C’était ridicule. Les gens partaient. Ca ne marchait pas. Pourtant, la métaphore est le fondement de toute littérature. Comment faire une métaphore au cinéma ? Je me rends compte que c’est par la création d’images, d’images monstrueuses. Si l’on parle, comme vous le faisiez, d’idées pures… Les idées pures sont invisibles. Rien à filmer. C’est faisable en littérature, mais pas de la même façon au cinéma. Je dois donner aux idées… Je dois donner chair au verbe, puis filmer la chair, faute de filmer le verbe. C’est mon sentiment. Je suis toujours à la recherche de la métaphore. Je dois la créer moi-même et c’est l’histoire qui la génère. Elle peut ne pas être monstrueuse, comme dans un film de SF ou d’horreur. Les instruments chirurgicaux de « Faux Semblants », par exemple. Ce qui est faisable. Physiquement faisable. Et pourtant, ils sont aussi monstrueux. Une mouche de 90kg n’est pas nécessaire. Des instruments chirurgicaux font l’affaire. J’ai donc besoin de ça. Je le recherche, même. L’autre solution, ce serait par le dialogue, par les mots que les gens se disent. Ce que je fais aussi. Mais je crois que je recherche la métaphore. Ce qui me conduit sans doute à une certaine monstruosité. C’est pour ça que j’invente ces choses.

Serge Grünberg : Il y a quelque chose… J’aime beaucoup cette scène parce que… (ndflo : scène montrant Brundlefly dégueulant sur les membres d’un mec pour les dissoudre)
David Cronenberg : Si vous regardez mes débuts dans le cinéma, la différence avec aujourd’hui, et ça ne fait pas si longtemps, sur toute une vie, même une vie professionnelle… La prolifération des images et de leurs modes de reproduction a été multiplié par mille, je crois, depuis cette époque. Ca a beaucoup changé. On en a bien plus conscience. Caméras numériques, images de synthèse, images envoyées par Internet, DVD, laser discs, cassettes… Tout ça n’existait pas quand j’ai commencé. J’en suis très conscient. Mais faire des images n’est pas… Je crois que ce que je fais au cinéma… J’espère que je ne m’en tiens pas qu’au niveau des images. Quand vous parlez de reproduction, c’est plus qu’une image. Je veux la tridimensionalité. C’est le côté sculptural dont je parlais avant. Le physique, le tactile. L’image ne suffit pas. Même une image dans un miroir n’est pas assez attirante. Brundlefly, ça c’est quelque chose. Ca peut se toucher. Pour moi, le cinéma, c’est quelque chose de très tactile. Pas seulement visuel. C’est sensuel, de bien des manières. Je m’interroge souvent sur… Ce n’est pas le sujet de notre conversation, mais… la sensualité de la pensée. La pensée est-elle physique ? Car, en apparence, elle est très désincarnée. Mais elle ne l’est pas. Il n’y a pas de pensée sans corps. Je reviens donc toujours à l’idée du corps comme réalité première. Quand je pense à l’image, à la métaphore, à la pensée, ça me semble être très sensuel. L’incarnation physique est nécessaire. Une simple image dans un miroir, par exemple, ne me fascine pas beaucoup. C’est un début.

Serge Grünberg : Il y a un film qui est considéré un petit peu à part dans votre œuvre, ce que je trouve absolument injuste.C’est « M Butterfly ».Est-ce que vous diriez qu’il y a naissance d’un monstre dans ce film ?
David Cronenberg : C’est comme Brundle. C’est une fusion entre soi et l’autre. C’est certainement ce que Gallimard veut essayer, devenir deux choses en lui-même. C’est une véritable transformation. Il s’agit d’un papillon et d’une mouche, deux insectes qui se transforment. C’est très parallèle à « La Mouche ». Vous avez Gallimard qui, à la fin, est aussi monstrueux que Brundle et pour la même raison. Il s’est fondu en l’autre. Il s’est fondu en quelque chose qu’il a lui-même créé, pour créer un personnage composite. Incapable de posséder l’autre, il s’incarne en les deux, il devient elle et lui-même pour créer cette créature hybride.

Serge Grünberg : Je vais peut-être en profiter, à partir de « Frissons », pour vous interroger sur un autre domaine de vos films. Votre carrière commerciale a commencé avec un film d’un genre qui était tout juste naissant à l’époque, ce qu’on appelle le gore. Pourquoi avez-vous choisi ce genre ?
David Cronenberg : Ce n’était pas vraiment un choix délibéré. Je trouvais naturel d’écrire de la science-fiction. A l ‘époque, je ne l’aurais pas expliqué aussi clairement. Je crois que… Nous avons discuté du corps humain, premier fait de l’existence. Tout vient de là : la philosophie, la religion. Tout vient du corps et de la mortalité de l’homme. C’est normal que mes films en parlent. Même dans ce que j’écrivais, adolescent, la mort et le rapport à la mort était très présents. Il était naturel de traiter du corps et de ce qui lui arrive. J’ai donc inventé toute une fantasmagorie, des métaphores du corps et de ce qui lui arrive, avec des organes hors du corps pour pouvoir les observer, etc. C’est ce qui m’amène au genre de « l’horreur corporelle », qui n’a peut-être pas été immédiatement reconnu ici. Mais dans le contexte de mes films suivants, c’est évident. D’ailleurs, ces images sont resurgi ensuite dans « Alien », qui a bien mieux marché qu’aucun de mes films. Ces images, le scénariste d’ « Alien » les a sûrement vues, Dan O’Bannon. Le parasite qui jaillit du corps, qui se plaque sur le visage, c’est dans « Frissons ». Il est évident que ça a touché une corde sensible chez le public, ces images. Il est donc naturel que je continue. Je n’appellerais pas ça une obsession. C’est pour moi une voie naturelle. Je réfléchis sur le corps, sur l’existence humaine comme manifestation physique, comme phénomène physique. Ajoutez-y le niveau métaphorique que j’aime et vous obtenez ce que je fais. Le genre me protégeait. Prenez « La Mouche ». J’y ai souvent réfléchi. C’est film difficile à faire comme film ordinaire. Deux grands et beaux adultes se rencontrent. Des excentriques. Il tombe malade, il agonise lentement, elle n’y peut rien. Elle l’aide à se suicider. Fin. Pas très commercial. Mais mon plus grand succès, car un film de genre, SF et horreur. Ainsi, l’intrigue, pleine d’émotions et très réelle, est protégée. Une certaine distance vient de l’invention, les trucs de SF, le télépode, la mouche, les créatures. Mais c’est une histoire très humaine. Sur le vieillissement, la maladie, la mort. Donc, chaque fois que j’ai été protégé par le genre, j’ai… Pas avec « Crash ». Ce n’est pas un film de genre. Difficile de le classer dans un genre. Ce n’est ni un film d’horreur, ni de la SF, même sir « Crash » est, pour certains, un roman de SF. C’est vrai métaphysiquement mais pas physiquement. Physiquement, c’est un roman très naturaliste. Le film aussi, je crois. Il est donc sans protection et c’est l’hystérie, comme dans certains pays, car on n’est plus protégé par l’étiquette « SF » ou « horreur ». Ces genres ont toujours été dénigrés dans les pays occidentaux en général. Mais pas autant en France, où on pouvait faire carrière comme auteur de SF. Pas en Amérique du Nord. A l’occident de l’Europe ! En Amérique du Nord. Si vous étiez Philip K. Dick, vous étiez un auteur de troisième zone, même si vous aviez des idées merveilleuses ou un style merveilleux. Prenez Nabokov, un de mes écrivains préférés. Il a écrit Ada, qui est un roman de SF, mais jamais reconnu comme tel. Parce que le poids de l’œuvre de Nabokov l’en empêche. C’est tout un monde inventé, une physique inventé. Un vrai roman de science-fiction.


le festin nu

Serge Grünberg :Néanmoins...Je veux insister sur cet aspect. Dans « Faux Semblants », l’un des jumeaux Mantle dit qu’il devrait y avoir des concours de beauté d’organes.
David Cronenberg : Pour l’intérieur des corps.

Serge Grünberg : Ce qui veut dire que, au moins, la représentation des choses organiques vous intéresse.
David Cronenberg :Absolument.Car ce qu’il dit, c’est moi qui le dis. Je suis ébahi que, devant une très belle femme, dont beaucoup diraient qu’elle est belle, on puisse être dégoûté par des radios de son corps. Ou qu’on trouve répugnant de la voir subir une opération. L’intérieur de son corps n’est pas beau. Nous n’avons pas d’esthétique globale du corps humain car nous évitons l’intérieur de nos corps et la compréhension des organes. J’ai l’air espiègle et désinvolte, mais je suis sérieux en rêvant du concours du plus beau rein, de l’estomac le plus parfait, du foie le plus exquis. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas le faire ? Pour certains, c’est évident, mais je ne crois pas. Ce n’est pas banal. C’est étrange. Et cela montre comment nous ne faisons pas vraiment un tout, physiquement. Le corps reste un mystère et, dans un sens, il le restera. Mais esthétiquement parlant… Ce que je cherche à faire et qui ne fonctionne pas pour tous, c’est changer l’esthétique des spectateurs. Pendant les 90 minutes d’un film, je veux qu’ils éprouvent d’abord une répulsion normale et qu’à la fin, ils voient la beauté ou une beauté possible dans ce qu’ils considéraient avant comme répugnant. C’est mon projet. C’est un projet esthétique. La transformation de l’esthétique humaine.

Serge Grünberg
 : On dirait que, de « Frissons » à « Crash »… On pourrait dire que le sexe vous a toujours intéressé. Et aussi ce que je n’appelle pas de la pornographie, mais qui est à la limite de ce qui n’a jamais été montré ou entendu.
David Cronenberg : Si l’on veut simplifier, aller à l’essentiel, alors on se dépouille de toutes les faussetés et des façades sociales. A partir de là, on atteint les vérités. On a beau croire que toute vérité est relative… Je crois que d’une certaine manière, c’est aussi vrai. Enoncer la vérité va à l’encontre de la société. La société est fondée sur la comédie, les structures, le refoulement. Selon Freud, la civilisation, c’est le refoulement. On peut penser tout ce qu’on veut de Freud, ça reste une loi tacite fondamentale. Pour que civilisation et civilité existent, il faut du refoulement, des structures qui dissimulent. Mais si on est un artiste sérieux, il faut arracher tout ça. Et ne pas se contenter de s’amuser de ces façades, ce que font la plupart des films, à toute époque. On se met alors en danger de dire la vérité, d’aller voir derrière la façade, de rompre les conventions de la civilisation. On ne vous le pardonnera pas facilement. C’est vrai que ce qu’on voit à la télé aujourd’hui, comme les talk-shows de Springer et Geraldo… Et ça prend une forme étrange, au lieu d’être des séries sur le sexe, même s’il y en a. Ce sont des talk-shows, des reality shows, avec de gros guillemets à « reality ». Ces gens auraient fini en prison, avant. Jerry Springer et Geraldo détenus avec James Joyce et William Burroughs. Intéressant, comme groupe ! La convention qui régit l’application, et ce qu’on a le droit de révéler, a évolué. Mais avec « Crash », c’est tr-s étrange ! Le livre avait 25 ans quand j’ai fait le film. Le film n’est pas très explicite. Verbalement, oui. Mais bien moins que ce qu’on entend dans les sex-shows. Et pourtant, la forme du film a touché un point sensible. Comme pour dire : vous vous croyez libérés, vous croyez dire la vérité. Vous croyez que tout le monde parle, de manière réaliste et véridique, de sexe et de sexualité. Mais c’est faux. La façade demeure, subtilement. Il y a un code. Et le film a, d’une certaine manière, rompu ce code. Il a décodé ce qui était encodé et inacceptable. Si vous analysez le film plan par plan, mot à mot, on trouve la même chose à la télé, en Amérique du Nord ! Je crois donc que c’est inévitable. Il ne peut exister de société qui dise toute la vérité. C’est impossible. Il y aura toujours des tabous cachés, même si c’est seulement dans la manière de les communiquer. Peut-être que l’information donnée cliniquement n’est pas taboue. C’est la manière de le faire qui le sera. Il y aura toujours des tabous. Et c’est dans la nature de l’art que de plonger dedans, de se battre avec ça, de ne rien laisser dans le noir, d’aller voir. C’est instructif.

existenz the dead zone

Serge Grünberg : En même temps, « eXistenZ », en tant que film, est peut-être votre réponse à la censure. Disons que dans « eXistenZ », vous, en tant qu’artiste, créez un autre orifice corporel. J’essayais d’imaginer ce que les censeurs auraient à dire d’une perversion qui n’existe pas en ne peut exister, pour le moment. C’est encore une fois votre profond sens de l’humour.
David Cronenberg : Oui, quelqu’un met sa langue dans cet orifice et met son doigt dans ce nouvel orifice. Avec un ancien orifice, ce serait censuré. Comme il est nouveau, il n’y a pas encore de loi régissant le bioport et la sexualité de cet orifice. Vous avez raison. Ce n’est pas conscient de ma part, mais c’est certainement vrai, en effet.

Serge Grünberg : Parfois… Très souvent, dans vos films, il y a des scènes très violentes où tout est montré. Parfois, je crois que ce sont de pures scènes d’amour.
David Cronenberg : Oui. Je savais que vous alliez dire ça. C’est sans doute très difficile à comprendre pour la plupart des gens. C’est un désir de s’immerger, de s’absorber, d’arracher la surface pour voir dessous. Je crois que c’est, là encore, une conception de l’amour qui ne rentre pas dans la structure normale, très rigide acceptée par les gens, en Occident en tout cas… L’amour prend bien des formes, s’exprime de bien des façons plus profondes, plus puissantes que les formes courantes. C’est intéressant car la société permet aujourd’hui l’expression de choses interdites il y a peu. La scarification, le tatouage, la mutilation, le piercing. Il y a beaucoup d’échangisme, même au sein de la bourgeoisie, etc. Ce n’est pas vu comme de l’amour. Ils considèrent cela comme des délices sexuelles ou des explorations. Ils appelleraient à peine ça des perversions. Mais si vous leur suggériez que ce sont de nouvelles façons de vivre l’amour, les gens se fâcheraient. Pour eux, ce sont plutôt de petites folies sexuelles, passagères, plutôt que ce que vous décriviez. Mais vous avez raison. C’est exactement ça. La vieille conception de l’amour est rongée de l’intérieur.

Serge Grünberg : Je voulais vous montrer ce célèbre tableau du Caravage. Il semble très pertinent par rapport à notre discussion. Le rapport entre la vérité et le corps, la chair. Comme le veut la rhétorique de la « chair palpable ».
David Cronenberg : C’est un tableau magnifique.

Serge Grünberg : Ca nous fait penser à « Videodrome ». Mais plus généralement, pensez-vous que dans l’art, il peut y avoir… C’est peut-être la signification de ce tableau. Pensez-vous que dans l’art, et le cinéma est un art, il y a un rapport entre la vérité et la chair, le corps ?
David Cronenberg : Sans aucun doute. Je crois… On retourne toujours au corps pour toute vérification. Avec le corps, on vérifie la vie et on vérifie la mort. Ca concerne absolument tout. C’est un tableau de Thomas l’incrédule se convainquant de la résurrection du Christ par le geste de mettre le doigt dans la blessure. Ca prend sens, le corps fait sens. Car tout le reste est abstrait, en fait. Tout, à part le corps, est abstrait pour nous. On retourne au corps pour la vérification définitive. Qu’il s’agisse d’un meurtre ou d’un scandale présidentiel, on consulte le corps. On dénude les gens pour qu’ils rejouent ce qu’ils ont fait. On veut voir ce que les corps ont fait et subi. Et il y a l’examen post-mortem, la dissection, l’autopsie. C’est l’autopsie qui permet de tenter de trouver la vérité. Mais qui dit autopsie, dit cadavre, corps non vivant. La vérification est limitée avec un cadavre. Toute la médecine se préoccupe de la vérité dans son application au corps. Presque tout dans notre conception des rapports humains tourne totalement autour du corps. Je comprends donc ça très bien. Je n’y avais pas pensé ainsi. Le corps révèle la vérité. C’est ce que je fais dans mes films. Constamment.

Serge Grünberg : Donc, si on veut… Si l’on réfléchit à cette très forte image qui est au centre de « Videodrome », la pénétration de la main dans le corps, diriez-vous que, consciemment ou non à l’époque, vous vouliez dire que le cinéma se fait chair ?
David Cronenberg : Ce serait la transsubstantiation définitive. L’eucharistie. Le sang et le corps des êtres humains faits cinéma. Mais le cinéma n’est qu’une représentation de la chair. C’est une image de la chair, un reflet de la chair. Ca reste donc une abstraction, naturellement. C’est comme celui qui veut savoir si celle qu’il aime lui a été infidèle. Il va voir son corps, ou elle va voir le sien pour vérifier la trahison, ou la fidélité. Même au cinéma, c’est une abstraction. La distance demeure. Mais nous savons faire l’analogie. C’est par une volonté créatrice que le vin devient sang et que le cinéma est le corps humain.