Histoire
de rat. Penchez vous un instant sur cette carte et traversez l’Atlantique.
Là, en jaune, vous les reconnaissez, ce sont les Etats-Unis.
Et au-dessus, comme greffé sur leur dos, ce grand espace vert,
cette gigantesque Suisse, c’est le Canada. « Hé
quoi ! », s’écriait Lautréamont,
« N’est-on pas parvenu à greffer sur le dos
d’un rat vivant la queue détachée du corps d’un
autre rat ? ». Même Toronto, la ville la plus
fiévreuse du pays, semble prise dans les glaces de deux ou
trois clichés tenaces. C’est pourquoi ce poste d’observation
propose une vue imprenable sur le paradoxe du cinéma de Cronenberg.
Un critique américain m’a appelé un jour. A San
Diego, je crois. « Pour un Américain, vos films
sont une sorte de rêve étrange. Vos rues sont américaines
sans l’être. Les gens sont américains sans l’être.
Leur parler est américain sans l’être. »
Je me suis dit, « C’est vrai… »
Le Canada est un drôle de rêve américain. Les Américains
préfèreraient oublier ce rêve troublant. Je crois
que mes films sont extrêmement canadiens. Ils ne peuvent que
l’être.
Pour approcher la poésie chirurgicale de Cronenberg, dont les
écrans de télévision, on va le voir, nous renvoie
les images dégradées, quel meilleur guide, une fois
encore, que celui qui s’adressait en ces termes à son
lecteur : « Il n’est pas bon que tout le monde
lise les pages qui vont suivre. Par conséquent, âme timide,
avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes
inexplorées, dirige tes talons en arrière, et non en
avant. » « Ecoute bien ce que je te dis »,
reprend l’auteur de Maldoror, « dirige tes talons
en arrière, et non en avant. »
Serge Grünberg : C’est, de toute
évidence, très cronenberguien. Nous avons tous les éléments.
L’ambition littéraire, la machine à écrire,
l’élément sexuel, naturellement, qui contamine
jusqu’aux objets. Cette créature fantastique et monstrueuse
qui se mêle au couple…
David Cronenberg : Réaliser « Le
Festin Nu », ça relevait presque de la blague. C’était
tellement parfait quand j’en ai parlé au producteur Jeremy
Thomas. C’était une idée presque plus comique
que sérieuse. Et puis, c’est devenu réalité.
Ca a pris forme malgré moi. Mais j’ai reculé longtemps
avant d’écrire le scénario. Ce qui me faisait
peur, c’était la difficulté, l’impossibilité
de le faire, ce que je voulais ignorer. C’est courant dans l’écriture
de scénario. C’est le cas en ce moment parce que je viens
de finir « eXistenZ » et que j’écris
un nouveau scénario. Dans ma tête, c’est merveilleux.
Mais quand il faut se mettre à réaliser tout ça,
pas sur papier, sur ordinateur, mais c’est pareil, la crainte
vous hante. Vous le savez, vous êtes écrivain. Surtout
la crainte de créer du vide. Ce que vous aurez créé
sera sans intérêt. Ce peut être très terre
à terre, sans inspiration. On retient donc le potentiel, la
possibilité de le faire pendant longtemps, avant de se coltiner
avec la réalité du projet. « Le Festin Nu »,
c’était ça. Je vois ça ainsi. D’ailleurs,
ce dont parle « Le Festin Nu », c’est
de la réalité que l’on crée. C’est
presque un animal, une chose à laquelle on donne existence.
Serge Grünberg : Etes-vous aussi parfois
surpris par le résultat sur l’écran, à
partir de ce qui a pris tant de temps à écrire ?
David Cronenberg : Chaque fois. Je suis surpris
chaque fois. Je pense que certains croient qu’on a un film idéal
dans la tête et qu’on essaie de le faire correspondre
au mieux. Après, on se passe l’un dans la tête,
l’autre sur l’écran, pour voir si ça colle.
Chez moi, ça ne marche pas. J’ai n’ai pas de film
idéal. Même si j’en ai créé chaque
mot. Peu importe si c’est une adaptation. C’est un processus
organique, sculptural, faire un film. On place chaque morceau d’argile,
on le lisse, on le palpe, petit à petit. D’où
mon rejet du storyboard. Pour moi, le scénario doit venir de
l’intérieur. C’est vrai que, de temps à
autre, il y a une image comme point de départ d’un ou
deux films. Mais ça commence plutôt avec un concept ou
un personnage qui est une conceptualisation. Pas l’idée
physique, mais le concept d’un personnage. Ce peut même
être son nom. Impossible à storyboarder. Comment en faire
le storyboard ? Pour moi, le storyboard est donc une chose inutile
qui n’est même pas souhaitable. C’est vraiment impossible.
Ca ne marche que pour une scène avec des effets spéciaux,
pour que chacun soit bien d’accord : on ne verra la mouche
qu’en plan américain, pas en pied. Ca rassure les gens
des effets spéciaux si vous leur donnez un storyboard. Mais
c’est pour une scène courte. C’est très
secondaire. Les images viennent donc plus tard, chez moi. Si ça
marche, ça doit venir de l’intérieur. Je suis
très inspiré par l’espace, par les lieux, par
les visages des acteurs, par les costumes qu’on leur fait. Par
la lumière que crée mon opérateur. Par tout ça.
C’est un processus très plastique, la création
des images, au lieu d’être conceptuel.
the brood
Serge
Grünberg : C’est peut-être là
le problème principal, pas seulement de votre cinéma,
mais du cinéma en tant que forme artistique : ne pas utiliser
les images qu’on voit partout.
David Cronenberg : C’est en ça
que je désespère du cinéma, ce sentiment qu’il
y a trop d’images, que les images nous submergent, qu’elles
ont perdu toute signification, tout leur impact potentiel. Tenter
de leur donner un sens artificiel, ce que font beaucoup de gens, aggrave
la situation. Je sens ça derrière la caméra.
Je connais l’histoire de chaque plan. On se dit : « Comment
rendre ce plan unique ? », ou bien : « Doit-il
être unique ? ». Ca devient une lutte au delà
de… Il faut se débarrasser de ça et avoir foi.
C’est presque religieux. Il faut être convaincu que les
plans feront sens grâce au contexte et qu’on peut éviter
le compliqué. On voit beaucoup de réalisateurs habiles
qui viennent du vidéo clip et de la pub. Ils sont très
futés. Ils font de belles choses compliquées. Ca marche
rarement en situation. On se dit : « Quel plan !
Comment font-ils ça ? ». Mais est-ce que ça
fonctionne ? Moi, je vais dans l’autre sens. Je viens de
lire Le Dernier Moderniste, sur Samuel Beckett. Et j’ai l’impression
d’être un moderniste qui s’ignore, car j’essaie
de simplifier, de distiller. Je veux faire des films très calmes,
très purs et saisir l’essence de chaque plan, au lieu
de provoquer l’excitation ou la poussée chimique de l’adrénaline.
Et je veux que mes films évitent l’ennui, qu’ils
soient attirants et stimulants. Mais comment y parvenir et satisfaire
tout ça à la fois ? Connaître l’histoire
d’un plan. On se sert d’un objectif 25mm. On pense à
tous les plan au 25mm qu’on a vus. Caméra basse, travelling
avant, contre-jour, fumée, etc. Tous les plans que vous avez
vus ! Ca peut très bien vous paralyser. J’essaie
aussi d’y penser du point de vue de l’écriture.
Pas quand on écrit un scénario. Dans un scénario,
le style, sauf pour les dialogues, ça n’a aucun sens,
sauf pour attirer quelqu’un qui produira le film, ou un acteur.
La qualité d’écriture n’a guère d’importance.
Mais pour un roman, je sais qu’on peut être obsédé
par les mots « le » ou « et »,
déjà utilisées des millions de fois. Si on veut
que chaque mot compte, il y a de quoi se rendre fou, ce qui m’arrive
parfois.
On connaît l’exercice consistant à s’imposer
le 50mm comme, en quelque sorte, un rituel monacal de purification.
« Tu n’emploieras qu’une focale »,
ou bien : « Tu te limiteras à une seule pellicule ».
Ca ne correspond pas tout à fait à ce que je pense.
Mais je vois comment on peut plonger dans de telles bizarreries. C’est
une menace constante.
Serge
Grünberg : Je pensais, bien sûr, à
William Burroughs. Il a commencé par des exercices littéraires
qui étaient très élaborés et compliqués,
avant d’évoluer vers une plus grande simplicité.
Est-ce qu’il ne serait pas intéressant d’utiliser
les techniques de montage qu’utilisait Burroughs ? Même
en gardant une structure narrative attrayante…
David Cronenberg : Sa technique était
celle du « cut-up ». J’adore cette idée,
qui n’avait rien de cinématographique. Conceptuellement,
c’était assez étrange : nos esprits seraient
contrôlés par des insectes géants, ce qu’il
a cru un moment quand il utilisait une drogue particulière.
Le seul moyen d’échapper à la mainmise de ces
insectes d’une autre planète, c’est par l’aléatoire.
C’est à dire… on écrit au petit bonheur
et on mélange. C’est incontrôlable puisque vous-même
ne le contrôlez pas. Si votre esprit est surveillé, l’aléatoire
est une liberté. Bien entendu, on abandonne toute idée
de structure et de sens conceptualisé, car tout est aléatoire.
Vous pouvez berner les insectes, mais peut-on communiquer avec les
êtres humains ? Je l’ignore. Dans ma façon
de travailler, il y a cet aspect aléatoire. J’ai l’impression
de faire des documentaires. J’organise les acteurs, les décors.
Il y a le dialogue. Et je me dis : « Comment filmer
ça ? » Je n’ai pas de storyboard. J’espère
qu’un filtrage à travers mon système nerveux,
mon chef opérateur, les gens qui collaborent avec moi, va permettre
de faire naître une cohérence visuelle et spatiale. Parce
que la manière de découper l’espace a été
mon premier problème de cinéaste. Appréhender
l’espace. Faire danser la caméra avec les gens, découper
cet espace en cubes. Le cubisme prenait soudain un tout autre aspect
pour moi. Voilà ce qui me faisait mouiller ma chemise :
comment maîtriser les choses en leur donnant un sens. De même
au montage. Il se produit des accidents aléatoires, des juxtapositions.
J’ai même un cas où… Pendant un tournage,
quelqu’un se servait dans les images pour un film-annnonce.
J’ai vu, dans ce film-annonce, des juxtapositions qui m’ont
beaucoup frappé. Ce quelqu’un ne connaissait pas le matériau
et y puisait comme dans un coffre à jouets, s’en servait
selon toutes les possibilités, en ignorant mes concepts et
peut-être même le scénario. Et il associait des
images que je n’aurais jamais associées. Et ça,
c’est éclairant. Même si je ne les associe pas
comme ça, c’est révélateur. Il y a donc
l’aléatoire, cette idée de « cut-up »
comme technique de montage, même si elle n’est pas totalement
aléatoire. Je pourrais me mettre à remonter tous mes
films et en faire de nouvelles versions. Certainement, avec le recul.
Si je devais remonter l’un ou l’autre de ces deux films,
avec les rushes, en oubliant ce que j’ai fais… Je me dis :
« C’est intéressant. Je ne me souvenais pas
de ça. »Ce dont je ne me souviens pas, c’est
le moment de chaque plan. Ca deviendrait très différent.
L’aléatoire est donc présent.
videodrome
Serge
Grünberg : Je crois que c’est un très
bon exemple de l’importance de la naissance dans vos films.
Dans cette scène de « La Mouche », c’est
très évident. Seth Brundle vient à la vie dans
une machine en forme d’œuf. Dans « Faux Semblants »,
les jumeaux sont obstétriciens. Pourquoi est-ce aussi important ?
David Cronenberg : C’est drôle,
parce que j’ai envie de résister, de dire : « Non,
ce n’est pas la naissance. C’est la transformation. »
Peut-être même la transcendance. La naissance, oui, c’est
important, pour des raisons nombreuses et évidentes. Mais il
s’agit plutôt de renaissance et de transformation. D’un
changement si substantiel qu’il équivaut à une
renaissance. C’est ce qui m’intéresse, bien plus
que la naissance. La naissance, c’est évidemment un commencement.
Mais une renaissance, c’est plus complexe. On ne part pas de
rien. On ne repart pas de zéro. Quand je pensais à mes
enfants… Je pensais au deuxième et au troisième.
« Mon Dieu ! Il faut tout leur apprendre. »
On doit tout apprendre de nouveau. C’est très intimidant
d’y penser. Mais si c’est une renaissance, une transformation…
Une renaissance, c’est différent. Il subsiste beaucoup
de ce qui existait. Et je trouve ça fascinant parce que nous
nous régénérons sans cesse. Nous nous réinventons.
C’est un acte créatif. Je crois que c’est plutôt
ça qu’i m’intéresse. Evidemment, dans « La
Mouche », je mets au monde à l’écran,
mais masqué, le bébé mouche, dans la scène
du rêve. Mais c’est moins une naissance qu’une invention.
Donc, ce qui… m’intéresse, c’est moins la
biologie de la naissance que l’aspect créatif de la renaissance
humaine. C’est l’idée que nous nous réinventons,
ou que nous réinventons le monde. Je pense que quand vous me
dites ça… C’est là que je résiste.
J’allais nier que la naissance m’intéresse. Avec
tant de preuves, votre argument est bien étayé. Mais
ça va bien au-delà de ça.
Serge Grünberg : Le deuxième point,
c’est que Goya a dit : « Les cauchemars de la
pensée engendrent des monstres. » Dans beaucoup
de vos films, que ce soit naissance ou renaissance, le résultat
est presque toujours ce qu’on peut appeler un monstre.
David Cronenberg : Peut-être. Mais je
crois que la monstruosité, c’est relatif. Nous adorons…
Les temps ont changé au point que Goya n’en reviendrait
pas. Ce qui est monstrueux à une époque est la normalité
de l’époque suivante. C’est même une évolution
physique. Physiquement, les humains sont des monstres comparés
aux hominiens originaux. Je pense donc que… Nous aimerions avoir
des certitudes et des absolus, mais on ne peut que les inventer. L’absolu
n’existe pas. Je suis fasciné par la créativité
de l’existence humaine. Elle est toujours créative de
manières dont nous n’avons pas normalement conscience.
Selon la réalité. Ce que nous considérons être
la normalité. Toutes ces choses changent sans arrêt.
C’est monstrueux et fascinant à la fois. Mais ce n’est
pas toujours négatif. Par exemple, quand Brundle se met à
devenir hideux, il parle en mon nom. Il dit : ce n’est
peut-être pas si mal. L’être que je deviens n’est
peut-être pas plus divin. L’autre n’est peut-être
qu’une chose esthétique superficielle. A mesure que des
parties de mon corps deviennent inutiles, mises dans ce musée,
pour me rappeler où j’en étais… Mais l’être
que je suis devenu, en apparence hideux, horrible, en état
de détérioration, est une récréation.
Là, nous avons une renaissance. Une transformation en quelque
chose qui… Si je change de valeurs esthétiques et que
je change de valeurs morales, je réalise que je deviens un
être « supérieur », ou au moins
aussi bien. Voilà le jeu auquel on assiste dans le film. Par
la force de sa volonté, il ne s’accepte pas tel qu’il
est, car l’apparence est trop horrible pour qu’on l’accepte.
crash
Serge
Gründberg : En vous montrant cette scène
où Brundlefly scrute son image dans un miroir, ce qui signifie
que la duplication ou la reproduction de l’identique sous forme
d’image…
David
Cronenberg : Je dois revenir à ce que je disais…
Quand je pense à la manière dont la littérature
a influencé mon cinéma… Ce n’est pas flagrant,
mais subtil. Il y a une obsession que j’ai, celle de la métaphore.
Comment faire… C’est impossible littéralement.
Eisenstein avait expérimenté des équivalents
littéraux de métaphores. Une foule rugit. Plan suivant :
lion rugissant. C’était ridicule. Les gens partaient.
Ca ne marchait pas. Pourtant, la métaphore est le fondement
de toute littérature. Comment faire une métaphore au
cinéma ? Je me rends compte que c’est par la création
d’images, d’images monstrueuses. Si l’on parle,
comme vous le faisiez, d’idées pures… Les idées
pures sont invisibles. Rien à filmer. C’est faisable
en littérature, mais pas de la même façon au cinéma.
Je dois donner aux idées… Je dois donner chair au verbe,
puis filmer la chair, faute de filmer le verbe. C’est mon sentiment.
Je suis toujours à la recherche de la métaphore. Je
dois la créer moi-même et c’est l’histoire
qui la génère. Elle peut ne pas être monstrueuse,
comme dans un film de SF ou d’horreur. Les instruments chirurgicaux
de « Faux Semblants », par exemple. Ce qui est
faisable. Physiquement faisable. Et pourtant, ils sont aussi monstrueux.
Une mouche de 90kg n’est pas nécessaire. Des instruments
chirurgicaux font l’affaire. J’ai donc besoin de ça.
Je le recherche, même. L’autre solution, ce serait par
le dialogue, par les mots que les gens se disent. Ce que je fais aussi.
Mais je crois que je recherche la métaphore. Ce qui me conduit
sans doute à une certaine monstruosité. C’est
pour ça que j’invente ces choses.
Serge Grünberg : Il y a quelque chose…
J’aime beaucoup cette scène parce que… (ndflo :
scène montrant Brundlefly dégueulant sur les membres
d’un mec pour les dissoudre)
David Cronenberg : Si vous regardez mes débuts
dans le cinéma, la différence avec aujourd’hui,
et ça ne fait pas si longtemps, sur toute une vie, même
une vie professionnelle… La prolifération des images
et de leurs modes de reproduction a été multiplié
par mille, je crois, depuis cette époque. Ca a beaucoup changé.
On en a bien plus conscience. Caméras numériques, images
de synthèse, images envoyées par Internet, DVD, laser
discs, cassettes… Tout ça n’existait pas quand
j’ai commencé. J’en suis très conscient.
Mais faire des images n’est pas… Je crois que ce que je
fais au cinéma… J’espère que je ne m’en
tiens pas qu’au niveau des images. Quand vous parlez de reproduction,
c’est plus qu’une image. Je veux la tridimensionalité.
C’est le côté sculptural dont je parlais avant.
Le physique, le tactile. L’image ne suffit pas. Même une
image dans un miroir n’est pas assez attirante. Brundlefly,
ça c’est quelque chose. Ca peut se toucher. Pour moi,
le cinéma, c’est quelque chose de très tactile.
Pas seulement visuel. C’est sensuel, de bien des manières.
Je m’interroge souvent sur… Ce n’est pas le sujet
de notre conversation, mais… la sensualité de la pensée.
La pensée est-elle physique ? Car, en apparence, elle
est très désincarnée. Mais elle ne l’est
pas. Il n’y a pas de pensée sans corps. Je reviens donc
toujours à l’idée du corps comme réalité
première. Quand je pense à l’image, à la
métaphore, à la pensée, ça me semble être
très sensuel. L’incarnation physique est nécessaire.
Une simple image dans un miroir, par exemple, ne me fascine pas beaucoup.
C’est un début.
Serge
Grünberg : Il y a un film qui est considéré
un petit peu à part dans votre œuvre, ce que je trouve
absolument injuste.C’est « M Butterfly ».Est-ce
que vous diriez qu’il y a naissance d’un monstre dans
ce film ?
David Cronenberg : C’est comme Brundle.
C’est une fusion entre soi et l’autre. C’est certainement
ce que Gallimard veut essayer, devenir deux choses en lui-même.
C’est une véritable transformation. Il s’agit d’un
papillon et d’une mouche, deux insectes qui se transforment.
C’est très parallèle à « La
Mouche ». Vous avez Gallimard qui, à la fin, est
aussi monstrueux que Brundle et pour la même raison. Il s’est
fondu en l’autre. Il s’est fondu en quelque chose qu’il
a lui-même créé, pour créer un personnage
composite. Incapable de posséder l’autre, il s’incarne
en les deux, il devient elle et lui-même pour créer cette
créature hybride.
Serge Grünberg : Je vais peut-être
en profiter, à partir de « Frissons »,
pour vous interroger sur un autre domaine de vos films. Votre carrière
commerciale a commencé avec un film d’un genre qui était
tout juste naissant à l’époque, ce qu’on
appelle le gore. Pourquoi avez-vous choisi ce genre ?
David Cronenberg : Ce n’était pas
vraiment un choix délibéré. Je trouvais naturel
d’écrire de la science-fiction. A l ‘époque,
je ne l’aurais pas expliqué aussi clairement. Je crois
que… Nous avons discuté du corps humain, premier fait
de l’existence. Tout vient de là : la philosophie,
la religion. Tout vient du corps et de la mortalité de l’homme.
C’est normal que mes films en parlent. Même dans ce que
j’écrivais, adolescent, la mort et le rapport à
la mort était très présents. Il était
naturel de traiter du corps et de ce qui lui arrive. J’ai donc
inventé toute une fantasmagorie, des métaphores du corps
et de ce qui lui arrive, avec des organes hors du corps pour pouvoir
les observer, etc. C’est ce qui m’amène au genre
de « l’horreur corporelle », qui n’a
peut-être pas été immédiatement reconnu
ici. Mais dans le contexte de mes films suivants, c’est évident.
D’ailleurs, ces images sont resurgi ensuite dans « Alien »,
qui a bien mieux marché qu’aucun de mes films. Ces images,
le scénariste d’ « Alien » les
a sûrement vues, Dan O’Bannon. Le parasite qui jaillit
du corps, qui se plaque sur le visage, c’est dans « Frissons ».
Il est évident que ça a touché une corde sensible
chez le public, ces images. Il est donc naturel que je continue. Je
n’appellerais pas ça une obsession. C’est pour
moi une voie naturelle. Je réfléchis sur le corps, sur
l’existence humaine comme manifestation physique, comme phénomène
physique. Ajoutez-y le niveau métaphorique que j’aime
et vous obtenez ce que je fais. Le genre me protégeait. Prenez
« La Mouche ». J’y ai souvent réfléchi.
C’est film difficile à faire comme film ordinaire. Deux
grands et beaux adultes se rencontrent. Des excentriques. Il tombe
malade, il agonise lentement, elle n’y peut rien. Elle l’aide
à se suicider. Fin. Pas très commercial. Mais mon plus
grand succès, car un film de genre, SF et horreur. Ainsi, l’intrigue,
pleine d’émotions et très réelle, est protégée.
Une certaine distance vient de l’invention, les trucs de SF,
le télépode, la mouche, les créatures. Mais c’est
une histoire très humaine. Sur le vieillissement, la maladie,
la mort. Donc, chaque fois que j’ai été protégé
par le genre, j’ai… Pas avec « Crash ».
Ce n’est pas un film de genre. Difficile de le classer dans
un genre. Ce n’est ni un film d’horreur, ni de la SF,
même sir « Crash » est, pour certains,
un roman de SF. C’est vrai métaphysiquement mais pas
physiquement. Physiquement, c’est un roman très naturaliste.
Le film aussi, je crois. Il est donc sans protection et c’est
l’hystérie, comme dans certains pays, car on n’est
plus protégé par l’étiquette « SF »
ou « horreur ». Ces genres ont toujours été
dénigrés dans les pays occidentaux en général.
Mais pas autant en France, où on pouvait faire carrière
comme auteur de SF. Pas en Amérique du Nord. A l’occident
de l’Europe ! En Amérique du Nord. Si vous étiez
Philip K. Dick, vous étiez un auteur de troisième zone,
même si vous aviez des idées merveilleuses ou un style
merveilleux. Prenez Nabokov, un de mes écrivains préférés.
Il a écrit Ada, qui est un roman de SF, mais jamais reconnu
comme tel. Parce que le poids de l’œuvre de Nabokov l’en
empêche. C’est tout un monde inventé, une physique
inventé. Un vrai roman de science-fiction.
 |
le festin nu
Serge
Grünberg :Néanmoins...Je veux insister sur
cet aspect. Dans « Faux Semblants », l’un
des jumeaux Mantle dit qu’il devrait y avoir des concours de
beauté d’organes.
David Cronenberg : Pour l’intérieur
des corps.
Serge Grünberg : Ce qui veut dire que,
au moins, la représentation des choses organiques vous intéresse.
David Cronenberg :Absolument.Car ce qu’il
dit, c’est moi qui le dis. Je suis ébahi que, devant
une très belle femme, dont beaucoup diraient qu’elle
est belle, on puisse être dégoûté par des
radios de son corps. Ou qu’on trouve répugnant de la
voir subir une opération. L’intérieur de son corps
n’est pas beau. Nous n’avons pas d’esthétique
globale du corps humain car nous évitons l’intérieur
de nos corps et la compréhension des organes. J’ai l’air
espiègle et désinvolte, mais je suis sérieux
en rêvant du concours du plus beau rein, de l’estomac
le plus parfait, du foie le plus exquis. Pourquoi pas ? Pourquoi
ne pas le faire ? Pour certains, c’est évident,
mais je ne crois pas. Ce n’est pas banal. C’est étrange.
Et cela montre comment nous ne faisons pas vraiment un tout, physiquement.
Le corps reste un mystère et, dans un sens, il le restera.
Mais esthétiquement parlant… Ce que je cherche à
faire et qui ne fonctionne pas pour tous, c’est changer l’esthétique
des spectateurs. Pendant les 90 minutes d’un film, je veux qu’ils
éprouvent d’abord une répulsion normale et qu’à
la fin, ils voient la beauté ou une beauté possible
dans ce qu’ils considéraient avant comme répugnant.
C’est mon projet. C’est un projet esthétique. La
transformation de l’esthétique humaine.
Serge Grünberg : On dirait que, de « Frissons »
à « Crash »… On pourrait dire que
le sexe vous a toujours intéressé. Et aussi ce que je
n’appelle pas de la pornographie, mais qui est à la limite
de ce qui n’a jamais été montré ou entendu.
David Cronenberg : Si l’on veut simplifier,
aller à l’essentiel, alors on se dépouille de
toutes les faussetés et des façades sociales. A partir
de là, on atteint les vérités. On a beau croire
que toute vérité est relative… Je crois que d’une
certaine manière, c’est aussi vrai. Enoncer la vérité
va à l’encontre de la société. La société
est fondée sur la comédie, les structures, le refoulement.
Selon Freud, la civilisation, c’est le refoulement. On
peut penser tout ce qu’on veut de Freud, ça reste une
loi tacite fondamentale. Pour que civilisation et civilité
existent, il faut du refoulement, des structures qui dissimulent.
Mais si on est un artiste sérieux, il faut arracher tout ça.
Et ne pas se contenter de s’amuser de ces façades, ce
que font la plupart des films, à toute époque. On se
met alors en danger de dire la vérité, d’aller
voir derrière la façade, de rompre les conventions de
la civilisation. On ne vous le pardonnera pas facilement. C’est
vrai que ce qu’on voit à la télé aujourd’hui,
comme les talk-shows de Springer et Geraldo… Et ça prend
une forme étrange, au lieu d’être des séries
sur le sexe, même s’il y en a. Ce sont des talk-shows,
des reality shows, avec de gros guillemets à « reality ».
Ces gens auraient fini en prison, avant. Jerry Springer et Geraldo
détenus avec James Joyce et William Burroughs. Intéressant,
comme groupe ! La convention qui régit l’application,
et ce qu’on a le droit de révéler, a évolué.
Mais avec « Crash », c’est tr-s étrange !
Le livre avait 25 ans quand j’ai fait le film. Le film n’est
pas très explicite. Verbalement, oui. Mais bien moins que ce
qu’on entend dans les sex-shows. Et pourtant, la forme du film
a touché un point sensible. Comme pour dire : vous vous
croyez libérés, vous croyez dire la vérité.
Vous croyez que tout le monde parle, de manière réaliste
et véridique, de sexe et de sexualité. Mais c’est
faux. La façade demeure, subtilement. Il y a un code. Et le
film a, d’une certaine manière, rompu ce code. Il a décodé
ce qui était encodé et inacceptable. Si vous analysez
le film plan par plan, mot à mot, on trouve la même chose
à la télé, en Amérique du Nord !
Je crois donc que c’est inévitable. Il ne peut exister
de société qui dise toute la vérité. C’est
impossible. Il y aura toujours des tabous cachés, même
si c’est seulement dans la manière de les communiquer.
Peut-être que l’information donnée cliniquement
n’est pas taboue. C’est la manière de le faire
qui le sera. Il y aura toujours des tabous. Et c’est dans la
nature de l’art que de plonger dedans, de se battre avec ça,
de ne rien laisser dans le noir, d’aller voir. C’est instructif.
 |
 |
existenz |
the
dead zone |
Serge
Grünberg : En même temps, « eXistenZ »,
en tant que film, est peut-être votre réponse à
la censure. Disons que dans « eXistenZ », vous,
en tant qu’artiste, créez un autre orifice corporel.
J’essayais d’imaginer ce que les censeurs auraient à
dire d’une perversion qui n’existe pas en ne peut exister,
pour le moment. C’est encore une fois votre profond sens de
l’humour.
David Cronenberg : Oui, quelqu’un met
sa langue dans cet orifice et met son doigt dans ce nouvel orifice.
Avec un ancien orifice, ce serait censuré. Comme il est nouveau,
il n’y a pas encore de loi régissant le bioport et la
sexualité de cet orifice. Vous avez raison. Ce n’est
pas conscient de ma part, mais c’est certainement vrai, en effet.
Serge Grünberg : Parfois… Très
souvent, dans vos films, il y a des scènes très violentes
où tout est montré. Parfois, je crois que ce sont de
pures scènes d’amour.
David Cronenberg : Oui. Je savais que vous alliez
dire ça. C’est sans doute très difficile à
comprendre pour la plupart des gens. C’est un désir de
s’immerger, de s’absorber, d’arracher la surface
pour voir dessous. Je crois que c’est, là encore, une
conception de l’amour qui ne rentre pas dans la structure normale,
très rigide acceptée par les gens, en Occident en tout
cas… L’amour prend bien des formes, s’exprime de
bien des façons plus profondes, plus puissantes que les formes
courantes. C’est intéressant car la société
permet aujourd’hui l’expression de choses interdites il
y a peu. La scarification, le tatouage, la mutilation, le piercing.
Il y a beaucoup d’échangisme, même au sein de la
bourgeoisie, etc. Ce n’est pas vu comme de l’amour. Ils
considèrent cela comme des délices sexuelles ou des
explorations. Ils appelleraient à peine ça des perversions.
Mais si vous leur suggériez que ce sont de nouvelles façons
de vivre l’amour, les gens se fâcheraient. Pour eux, ce
sont plutôt de petites folies sexuelles, passagères,
plutôt que ce que vous décriviez. Mais vous avez raison.
C’est exactement ça. La vieille conception de l’amour
est rongée de l’intérieur.
Serge Grünberg : Je voulais vous montrer
ce célèbre tableau du Caravage. Il semble très
pertinent par rapport à notre discussion. Le rapport entre
la vérité et le corps, la chair. Comme le veut la rhétorique
de la « chair palpable ».
David Cronenberg : C’est un tableau magnifique.
Serge Grünberg : Ca nous fait penser à
« Videodrome ». Mais plus généralement,
pensez-vous que dans l’art, il peut y avoir… C’est
peut-être la signification de ce tableau. Pensez-vous que dans
l’art, et le cinéma est un art, il y a un rapport entre
la vérité et la chair, le corps ?
David Cronenberg : Sans aucun doute. Je crois…
On retourne toujours au corps pour toute vérification. Avec
le corps, on vérifie la vie et on vérifie la mort. Ca
concerne absolument tout. C’est un tableau de Thomas l’incrédule
se convainquant de la résurrection du Christ par le geste de
mettre le doigt dans la blessure. Ca prend sens, le corps fait sens.
Car tout le reste est abstrait, en fait. Tout, à part le corps,
est abstrait pour nous. On retourne au corps pour la vérification
définitive. Qu’il s’agisse d’un meurtre ou
d’un scandale présidentiel, on consulte le corps. On
dénude les gens pour qu’ils rejouent ce qu’ils
ont fait. On veut voir ce que les corps ont fait et subi. Et il y
a l’examen post-mortem, la dissection, l’autopsie. C’est
l’autopsie qui permet de tenter de trouver la vérité.
Mais qui dit autopsie, dit cadavre, corps non vivant. La vérification
est limitée avec un cadavre. Toute la médecine se préoccupe
de la vérité dans son application au corps. Presque
tout dans notre conception des rapports humains tourne totalement
autour du corps. Je comprends donc ça très bien. Je
n’y avais pas pensé ainsi. Le corps révèle
la vérité. C’est ce que je fais dans mes films.
Constamment.
Serge Grünberg : Donc, si on veut…
Si l’on réfléchit à cette très forte
image qui est au centre de « Videodrome », la
pénétration de la main dans le corps, diriez-vous que,
consciemment ou non à l’époque, vous vouliez dire
que le cinéma se fait chair ?
David Cronenberg : Ce serait la transsubstantiation
définitive. L’eucharistie. Le sang et le corps des êtres
humains faits cinéma. Mais le cinéma n’est qu’une
représentation de la chair. C’est une image de la chair,
un reflet de la chair. Ca reste donc une abstraction, naturellement.
C’est comme celui qui veut savoir si celle qu’il aime
lui a été infidèle. Il va voir son corps, ou
elle va voir le sien pour vérifier la trahison, ou la fidélité.
Même au cinéma, c’est une abstraction. La distance
demeure. Mais nous savons faire l’analogie. C’est par
une volonté créatrice que le vin devient sang et que
le cinéma est le corps humain.